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Bleu autour

Sans savoir pourquoi, malgré la lourdeur du temps, il éprouvait le désir d’approcher cette fille assise sous le pipal ou de lui faire signe de monter pour que tous deux s’immergent dans leurs sueurs mêlées et qu’il aborde avec elle une île inconnue. _Cette fille-là

Saadat Hasan Manto

Saadat Hasan Manto est né à Samrala, au Pendjab, le 11 mai 1912, dans une famille d’origine cachemirie. Dernier fils du second mariage de son père, un sévère fonctionnaire de justice, il passe son enfance et sa jeunesse à Amritsar où, délaissant volontiers les études, il s’échappe dans les bas quartiers, côtoie une clique d’amis bohêmes et rencontre un jeune éditeur progressiste qui le met sur la voie de l’écriture. Il s’essaie à la traduction en ourdou de textes d’auteurs classiques européens du XIXe siècle, s’initie à la critique de films et publie ses premières nouvelles, fortement teintées de l’idéologie révolutionnaire en vogue à l’époque. Après un bref passage par le berceau culturel ourdou, l’université d’Aligarh, il part, âgé de vingt-trois ans, travailler dans un hebdomadaire de cinéma de Bombay, ville où il passera douze ans, n’était une parenthèse d’un an et demi à Delhi comme chroniqueur pour All India Radio.
Tôt lassé par le journalisme, il entre et s’impose vite dans le milieu du cinéma, signant les scénarios d’une douzaine de films, pour la plupart des comédies sociales. Ce milieu iconoclaste et interlope, où la frontière entre actrices et courtisanes est encore ténue, le fascine. De quoi nourrir, plus tard, une galerie de portraits sans concession de stars qu’il a approchées. De même les quartiers malfamés, où ses pas toujours l’attirent, seront-ils le théâtre de beaucoup de ses nouvelles. Faste période où, de plus, il se marie avec une jeune femme de bonne famille, Safiya, dont il aura quatre enfants, un fils, mort en bas âge, et trois filles, qui vivent aujourd’hui à Lahore. Il continuera cependant de vivre la nuit et de fréquenter un monde dépravé, par le prisme duquel son regard de nouvelliste débusque l’hypocrisie de la société.
Les prostituées, malfrats et autres personnages marginaux qu’il met en scène ne sont pas conformes aux « héros positifs » de la littérature didactique prônée par le mouvement des écrivains progressistes. Ce mouvement, qui le verra d’abord d’un bon œil, taxera vite ses nouvelles de malsaines et de réactionnaires. Les pouvoirs publics, aussi, s’en prendront à lui. Plusieurs nouvelles prétendument pornographiques lui vaudront en effet d’être traîné devant les tribunaux. Manto aura beau, à chaque fois, obtenir l’acquittement en appel, ces procès à répétition contribueront à forger de lui l’image d’un écrivain sulfureux.
Après l’indépendance en 1947 et la partition du pays, qui éclate en deux états indépendants, l’Inde et le Pakistan, l’atmosphère de suspicion qui pèse sur les musulmans décide Manto à quitter Bombay pour Lahore. Début 1948, quand il débarque au Pakistan, il trouve un pays en ruines et décide, en l’absence de toute industrie cinématographique, de se consacrer à la littérature. La première nouvelle qu’il publie à Lahore, Thanda Gosht (Viande froide), lui vaut un nouveau procès, et un nouvel acquittement. Il n’en continuera pas moins de décrire sans complaisance et avec humour (noir) les atrocités dont toute sa génération fut le témoin.
La vie de Manto aura été placée sous le signe de la rupture : avec sa famille, son père et ses demi-frères étant liés au monde de la justice, alors qu’il fait, lui, scandale sur le banc des accusés ; avec les progressistes, dont il ne suivra jamais les directives, tout en apparaissant comme l’une de leurs plus brillantes figures ; avec sa ville d’adoption, Bombay, et l’Inde nouvelle. Son mal-être le conduira à boire autant qu’il écrit, afin de surmonter l’absurdité qui l’entoure. Sa santé ne résistera pas longtemps à cette course folle. À bout de souffle, Manto meurt, jeune, le 18 janvier 1955, laissant une œuvre considérable : plus de deux cent cinquante nouvelles, un roman, cinq recueils de pièces radiophoniques, trois volumes d’essais, deux volumes de mémoires, sans oublier les scénarios d’une douzaine de films. Considéré par les plus grands écrivains du sous-continent comme le maître incontesté de la nouvelle moderne indienne, son œuvre – intégralement transcrite en hindi, ce qui lui vaut d’être lu tant en Inde qu’au Pakistan – est traduite dans de nombreuses autres langues indiennes, ainsi qu’en anglais, en allemand et dorénavant en français. Ses nouvelles, d’une actualité saisissante, inspirent aujourd’hui de nombreuses œuvres théâtrales et cinématographiques.

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