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Bleu autour
Je suis perché sur une frêle passerelle métallique qui enjambe une avenue large — quelle avenue ? Je n’en ai plus la moindre idée, et rien dans l’image n’identifie l’endroit : pas de panneau, pas de façade en arrière-plan. Il me plaît que l’endroit ne puisse être précisément localisé, c’est le lot des photographies, elles se remplissent d’incertitudes, elles deviennent des histoires à reconstruire.
De la passerelle, je photographie. Les câbles d’alimentation du tramway sont une aubaine, graphiquement, et les chemises blanches des cyclistes. J’imagine que l’avenue est aujourd’hui une six-voies remplie de voitures jour et nuit, une huit-voies peut-être. On est au centre de Pékin, pas loin de la place Tien An Men, de la Cité Interdite, du Palais de l’Assemblée du Peuple. Pas loin du Minzu Hotel, palace grandiloquent de l’époque Mao dans lequel, miraculeusement, à la faveur d’une arrivée au milieu de la nuit, j’étais installé.
Les voitures sont rares ; l’avenue est immensément large et vide ; n’y circulent que des autobus, des camionnettes et les tramways, et puis, sur les bords, des vélos, rustiques et lourds, noirs avec des chromes, et des vélos à remorques et des vélos-bennes à trois roues. Des centaines de cycles viennent s’agglutiner à chaque carrefour.
Est-ce, dans cette circulation virevoltante des bicyclettes, la survenue de la si lustrée et pesante limousine — assurément la voiture d’un dignitaire (mais le bras nu à la vitre intrigue) — qui me conduit à cadrer cette photo ? L’ostentation du pouvoir qui croise l’ordinaire des citoyens ordinaires ? Ou bien l’élégance déliée et l’allant de la jeune femme que mon geste photographique isole au milieu de l’image ?
La souplesse et l’aisance de ses mouvements que manifestent sa manière de se tenir sur le vélo, ses cheveux au vent, sa tête à peine inclinée, ses manches de chemisier roulées et relevées sur ses avant-bras, contrastent avec la raideur rustique de ceux qui l’entourent, agrippés à leur machine pour d’harassants déplacements dans la chaleur terriblement moite de Pékin ce jour de juillet. La jeune femme est belle, sûre d’elle, ne doute pas — c’est ainsi que je la vois, elle me reste en mémoire comme une icône.
On imagine ce qu’on veut quand on saisit une fraction de seconde de la vie d’un être. De la femme délurée fixée au centre de ma photographie, je ne sais pas plus que nous ne savons de l’homme qui, deux ans auparavant, à peu de distance de là, bloquait l’avancée d’un char. Et du dignitaire de passage dans l’épaisse limousine noire et chromée, je sais moins encore.
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