Tchulpân, de son vrai nom ‘Abd al-Hamid Sulayman Tchupâ est né à Andidjan, capitale de la province orientale éponyme de l’actuel Ouzbékistan, à une date incertaine comprise entre 1883 et 1898 (celle de 1897 est la plus souvent retenue). Son père, négociant et manufacturier aux idées ouvertes, s’attache à ce qu’il reçoive une double instruction, islamique et russe. En 1908, le jeune ‘Abd al-Hamid envoie son premier poème au quotidien Shuhrat (« La Renommée »), de Samarcande. Au printemps 1914, il fait partie du cercle des chroniqueurs du mouvement moderniste musulman, appelé localement « djadidisme ». Début 1916 survient au Turkestan, contre la conscription dans l’armée du Tsar, le soulèvement dit « des saisonniers », qui laissera une cicatrice profonde dans l’œuvre de Tchulpân. Celui-ci accueille la révolution de février 1917 comme la promesse d’une rupture avec l’ordre colonial en Asie Centrale. Mais les Bolcheviks répriment dans le sang l’Autonomie du Turkestan proclamée en novembre 1917. Son œuvre littéraire et journalistique demeurera dominée par le thème de la lutte contre la domination russe. Après la création, en 1924, de la République socialiste soviétique (RSS) d’Ouzbékistan, Tchulpân s’éloigne à Moscou où il rencontre Maïakovski et Essenine. À leur contact, son œuvre poétique se teinte d’une ironie de plus en plus sombre. Populaire en Asie Centrale, Tchulpân se retrouve dans la ligne de mire des censeurs.
Son roman Nuit paraît en 1936, croisé, un homme et une femme n’ayant pas de langue en commun et fuyant à la veille du déclenchement de la « terreur rouge ». Il offre d’intéressantes variations de ton (parfois truculent) et de style (témoin la trouvaille romanesque qui fait dialoguer, en un journal vers Moscou). Vaste tableau du Turkestan pendant le soulèvement de 1916, il apparaît comme un roman anticolonial et antistalinien. S’il est bien accueilli par le public (l’unique tirage est vite épuisé), il vaut en revanche à son auteur une réaction violente de la critique bolchevique orthodoxe, qui l’accuse de « nationalisme bourgeois ». Arrêté le 8 avril 1937 avec d’autres auteurs apparentés au djadi’isme, Tchulpân est envoyé en camp de relégation, où il est condamné, le 5 octobre 1938, à la peine capitale pour « activités contre-révolutionnaires », et exécuté. La volonté d’éradication du « tchulpanisme » pousse les autorités politiques de Tachkent à faire arrêter les traducteurs et commentateurs de l’écrivain en russe et en tatar, tandis que plusieurs de ses avocats dans le milieu littéraire ouzbek sont durablement exclus des instances officielles de la République. Ce n’est qu’à la veille de l’indépendance de l’Ouzbékistan, en septembre 1991, que paraîtront les premières rééditions d’œuvres de l’écrivain proscrit et que sera reconnue sa place, centrale, dans l’histoire littéraire de cette région du monde.
La partie connue à ce jour est constituée pour l’essentiel des nombreux poèmes édités en recueil du vivant de leur auteur. Une proportion importante de l’œuvre en prose de Tchulpân reste encore à exhumer, à commencer par une seconde partie, Jour, probablement inachevée et restée manuscrite, de Nuit : confisquée en 1937, elle n’est pas réapparue depuis. Il ne faut pas exclure, en outre, qu’un certain nombre d’œuvres en prose de forme brève nous demeurent inconnues, car disséminées sous divers pseudonymes dans la presse musulmane du Turkestan et de Russie d’Europe entre 1914 et 1937. Or, ces œuvres occupent une place significative dans la biographie intellectuelle de leur auteur, dans la mesure où les reportages de voyage et les nombreuses nouvelles de Tchulpân ont pavé la voie de son grand roman mémorial, Nuit et Jour.
La candeur de la question était celle d’une toute jeune fille à son amie la plus proche. En prononçant ces mots, sans détacher du sol la balayette qu’elle tenait d’une main, l’autre toujours posée sur le genou, le visage seul relevé, Zebi faisait toute entière allégeance à Saltanat. Son coeur, ses rêves, son affection, ses joies… tout lui était livré, offert, volait vers elle, l’enveloppait, l’enlaçait, l’enserrait. Limpide comme une lune, radieux comme un soleil, le visage de Zebi arborait la transparence des vérités élémentaires. Elle éclatait de sincérité.
_Nuit